• Nouvelle 24 (Trophée Anonym'us) : Les boulets d'Anouk LANGANEY

    Nouvelle 24 (Trophée Anonym'us) : Les boulets

    Rappel du principe ici et des suspects.

    Rappel du modus operandi : 26 auteurs édités et non-édités vont proposer une nouvelle noire ou polar (20.000 signes maximum). Les textes seront lus et jugés à l'aveugle de septembre 2016 à mars 2017 par les membres d'un jury (dont je fais partie) et qui se fera un grand plaisir de débattre et de délibérer pour trouver les gagnants. Ils seront trois à pouvoir participer au prochain festival des Pontons Flingueurs (en juin à Annecy) et le premier se verra également remettre une statuette en argile faite par l'organisateur.

     

    Nouvelle n°24 (en PDF et en EPUB)

     

         Il avait fallu du temps à Edna pour réaliser qu’elle haïssait ses proches. Cela s’était fait par
    étapes, par révélations successives. De plus en plus rapprochées, car chaque bouffée de haine
    banalisait la précédente, et rendait plus facile la prise de conscience qui suivait.
         Elle avait d’abord haï sa belle-fille, Séline Avec-un-S. C’était presque trop simple : une belle-mère
    est censée le faire. C’est folklorique. La haine de la belle-fille est un garant de l’amour du fils.
    Passé l’accueil cordial et les politesses d’usage, elle avait donc lâché la bride à son aversion. Cette
    fille était sotte, vulgaire, superficielle, obsédée par l’argent et la gloriole. Elle portait de la vraie
    fourrure, si mal taillée qu’elle en avait l’air fausse ; en guise de maquillage, un emplâtre qui aurait
    pu couvrir les comptes de campagne d’un élu des Hauts-de-Seine. Elle était tout ce qui consternait
    Edna, une caricature de l’avenir. Une version humaine des zones périurbaines interchangeables, qui
    gangrenaient le paysage de leurs néons clinquants. De surcroît, en mangeant, elle produisait
    régulièrement d’ignobles grincements, comme si elle aiguisait ses dents sur la fourchette ! Ce bruit
    vrillait le tympan d’Edna comme aucun autre. Au bord du malaise, il lui semblait qu’elle sentait
    saigner ses gencives, et s’incarner ses ongles !
         Comment son fils Johan avait-il pu tomber si bas ? Durant quatre ans, elle voulut croire que
    cette grue ne le méritait pas. Elle espéra qu’il ouvrirait les yeux et la quitterait. Quand le couple
    dînait chez eux, un dimanche sur deux, elle meublait le temps passé seule dans la cuisine à imaginer
    des circonstances qui mettraient en lumière la bassesse morale de la donzelle. Lorsqu’il fut question
    de fiançailles, puis de mariage, lorsqu’elle vit les mâchoires du piège se refermer sur le fiston, elle
    se prit à souhaiter le décès (avec un d) de Séline Avec-un-S, puis à fantasmer son assassinat.
    Lorsque la victime putative mâchonnait sa fourchette, l’image prenait de la couleur.
         Or, il advint qu’un de ces dimanches fut un dimanche électoral. Tous guettaient donc les
    résultats, à l’exception du cadet, Pierrick, monté se cloîtrer dans sa chambre, parce que la politique
    ça pue. Et à sa décharge, admettait Edna à contrecœur, la politique ne sentait pas bien bon : tout
    laissait prévoir que l’extrême-droite serait au second tour. Edna était à la cuisine, mettant la dernière
    touche au plateau de fromages, lorsque tomba le verdict. Elle fut alertée par des éclats de voix : son
    fils et sa belle-fille semblaient en désaccord sur l’analyse. Que Séline Avec-un-S, qui cultivait son
    look d’Aryenne à grand renfort de décolorations, puisse être une garce de la Marine, n’était pas
    surprenant ! Il y avait là un espoir que les deux époux se trouvent séparés par la vie, au moins en cas
    de guerre civile. Mais Edna dut déchanter, sitôt regagné le séjour : il s’avéra que son horrible bru,
    au contraire, reprochait à Johan de devenir un gros facho. Non seulement il se réjouissait des
    résultats, se vantant d’y avoir contribué, ce qui était déjà dur à entendre, mais il y avait pire ! Séline
    Avec-un-S vidait son sac, ravie de voir qu’elle avait, pour une fois, su capter l’attention de sa
    fuyante belle-mère. Elle disait le racisme brutal et assumé de Johan, ses amitiés douteuses et ses
    lectures puantes, ses envies de ratonnade. Elle racontait comment, devenu DRH de sa boîte, il
    filtrait les candidats au nom de la préférence nationale. Il laissait dire, un sourire provocant aux
    lèvres. Edna et le fromage, tremblants, firent demi-tour. Quelques larmes de rage arrosèrent le
    maroilles. Elle haïssait son propre fils.
         Cette haine-là était bien plus lourde à porter. Edna ressentit le besoin de partager son fardeau.
    Elle avait mis, ce fameux soir, le silence de son conjoint sur le compte de la sidération : Christian,
    bien que considérablement ramolli par l’alcool et la graisse, avait un passé de militant. Elle l’avait
    connu syndicaliste, défilant sous l’étendard de Lutte Ouvrière. Si égocentrique qu’il soit
    objectivement devenu, il ne pouvait se satisfaire d’avoir couvé un nazillon. C’était du moins ce
    qu’elle espérait, avant d’oser aborder le sujet avec lui... Christian éructa son indifférence, ricana son
    renoncement. Leur fils avait bien raison, ce monde était pourri. Lui, au moins, partait pour réussir sa
    vie ! Pas comme Christian lui-même, qui s’était bien fait couillonner. Johan, à vingt-cinq ans à
    peine, conduisait une plus grosse bagnole, et tirait une plus belle gonzesse. Nul n’avait de leçon à
    lui donner. À la fin de sa tirade, la plus longue qu’il ait adressée à sa femme depuis bien des années,
    Christian se retourna vers son ami l’écran, et agrippa le décapsuleur avec ce qui lui restait de
    poigne. Et Edna haït son mari.
         Un mari, en soi, est moins dur à haïr qu’un fils. Surtout quand on ne l’aime plus depuis belle
    lurette ; quand, peut-être, on ne l’a jamais aimé. Edna pouvait, enfin, s’avouer qu’elle avait épousé
    Christian par dépit, après que son premier amour, un guitariste de talent pourvu d’un sourire
    lumineux, très généreux au lit, l’ait abandonnée sans un mot d’explication. Christian semblait
    solide ; il n’était pas trop laid. Il l’avait poursuivie de ses assiduités durant plusieurs années, et cette
    constance, agaçante la veille encore, prenait de la valeur dans le contexte. Aussi Edna s’était-elle
    laissée consoler par Christian.
         Ne travaillant qu’à mi-temps depuis la naissance de ses fils, elle dépendait de lui
    financièrement, ce qu’il ne cessait de lui rappeler : le peu qu’elle gagnait passait dans la maison de
    retraite de son père, que Christian refusait de prendre à la maison, malgré l’insistance du vieil
    homme. Sur ce point, elle ne lui avait pas donné tort, car le vieux Gaspard n’était pas simple à
    vivre. Caractériel et volontiers violent, il passait ses nerfs à coup de canne sur le mobilier de la
    résidence, ce qui augmentait l’addition. Il insultait le personnel, et se voyait régulièrement menacer
    d’expulsion. Edna devait alors brandir le prospectus d’une autre institution, moins cossue, pour le
    ramener à la raison.
         Lorsqu’Edna haït son époux, il lui sembla naturel de s’appuyer sur son père pour lui nuire : elle
    convaincrait Gaspard de se rendre odieux, au point d’être fichu dehors. Edna prétendrait qu’aucune
    maison de retraite ne voulait de lui (elle saurait dissuader celles qui se proposeraient), et 
    l’installerait chez elle à la barbe de Christian.
         Elle jubilait en entrant dans la chambre du vieil homme, mais, à nouveau, la déception fut
    rude : lui qui n’avait cessé, à chaque visite d’Edna, de lui reprocher son ingratitude, se lamentant
    des heures entières sur le peu d’esprit de famille des jeunes générations, qui lui valait de s’éteindre
    à petit feu dans une bauge, se déballonna immédiatement lorsque sa fille lui révéla son plan. Après
    quelques atermoiements, il finit par cracher entre ses fausses dents qu’il était mieux où il était, que
    la conversation de son imbécile de gendre et de ses petits-fils tarés ne lui manquait pas, et qu’il
    n’avait pas envie de subir la cuisine d’Edna, présumée aussi dégueulasse que celle de feu sa femme.
    Lorsqu’elle tenta de le faire taire, le suppliant de ne pas salir la mémoire de sa mère, il eut une moue
    presque tendre ; il concéda qu’il était mal placé pour lui reprocher son mauvais goût, ayant lui-même
    épousé une idiote. Elle apprit à cette occasion que son amour de jeunesse, le guitariste,
    n’avait pas quitté la ville de son plein gré, mais menacé de mort par Gaspard, qui lui avait brisé trois
    doigts à coups de talon pour marquer le coup. L’autre n’était pas moins con, mais il avait un vrai
    métier, conclut le vieillard, fataliste.
         Sous cette nouvelle lumière, Edna repassa en accéléré le film de ses souvenirs d’enfance. Elle
    revit sa mère accablée, éreintée sans cesse par d’innombrables piques, rudesses et mesquineries.
    Elle se souvint du son des sanglots et des coups, mal étouffés par la porte de sa chambre. Edna haït
    son père, souhaita sa mort, et ce fut comme un soulagement.
         Désirant tant de morts, il devenait inévitable qu’elle songe à passer à l’acte. D’autant qu’elle
    était, depuis toujours, une lectrice passionnée, et que le polar avait pris une place croissante dans ses
    choix, éclipsant les autres genres. À la télévision aussi, lorsque Christian sombrait enfin, et qu’elle
    avait accès à la télécommande, elle recherchait les séries policières : au suspens prévu par l’intrigue
    s’ajoutait pour elle l’incertitude de voir la fin de l’épisode, car certains bruitages (notamment les
    coups de feu) risquaient de réveiller l’époux, qui zapperait aussitôt sur Bein Sport. Son imagination
    féconde, nourrie de la sorte, lui fournissait chaque jour un nouveau stratagème pour se débarrasser
    des quatre nuisibles. Quatre boulets qui l’entravaient, souillant son univers, son paysage intérieur !
         Mais elle se sentait le devoir de refréner ces envies de meurtre, au moins tant que Pierrick serait
    à la maison. Bien que majeur depuis peu, l’adolescent était loin d’être autonome. Il avait encore
    besoin d’elle, et peut-être même des quatre autres, encore qu’ils ne l’aient guère aidé ! Johan
    rabaissait constamment son petit frère, qu’il n’appelait que Pirlouit, et traitait volontiers de nain.
    Christian, au lieu de le défendre, prenait le parti du plus fort : son fils aîné, bon élève et beau gosse,
    dont il voulait croire en dépit du bon sens qu’il lui ressemblait. Il prenait soin, en revanche, de ne
    pas croiser le regard du terne Pierrick, pour ne pas risquer de s’y reconnaître.
         Il semblait donc à Edna qu’elle devait tenir bon pour lui. Certes, il n’était pas plus aimable que
    les quatre autres ! Bien au contraire, sa contribution quotidienne à la vie de famille n’était
    qu’onomatopées injurieuses, papiers gras et portes claquantes. Mais il était adolescent, et son acné
    constituait à elle seule un alibi. Il était infect, mais sans le faire exprès. Tout était de la faute des
    hormones. Edna s’accrocha quelques jours à cette idée.
         Le dimanche, en compagnie de Johan et de sa femme, alors qu’on attaquait les frites (Edna
    détestait les frites, mais elles étaient la condition pour que Pierrick accepte de manger à leur table),
    tandis qu’elle fomentait, souriante, un traquenard imparable dans lequel trois de ses cibles
    tombaient d’un coup et crevaient lentement, le fameux grincement dents-fourchette résonna plus
    fort que jamais. Au point que tous réagirent : Christian grimaça, et Johan se tourna vers sa femme
    d’un air de reproche. Celle-ci s’indigna : mais c'est pas moi ! C’est ton frère, qui fait ça tout le
    temps ! Le regard d’Edna bifurqua vers Pierrick, à temps pour y saisir l’étincelle de méchanceté
    pure qui lui était personnellement destinée. Nan, c’est Séline, elle bouffe comme une truie. Mais là,
    elle le faisait pas, alors j’ai pris le relais. J’aime trop la tronche que fait Maman à chaque fois.
    Ainsi parla Pierrick, avant de regagner sa chambre sous les huées du joli jeune couple, emportant
    dans chaque poche de sa polaire crasseuse une poignée de frites. Et Edna se sentit enfin les coudées
    franches.
         Pas plus tard que le lendemain, elle résolut de faire un massacre. Il fallait garder la tête froide :
    il était impossible de réunir les cinq dans la même pièce, et donc indispensable de ne pas se faire
    pincer tout de suite. Et dans l’absolu, bien que sa propre vie n’ait pas grande valeur à ses yeux, il
    pouvait être amusant de la préserver. Parmi la quantité de scénarios qu’elle avait conçus, il était
    temps d’élire le meilleur. Elle se releva en pleine nuit pour jeter ses idées sur le papier. Elle noircit
    un nombre de feuillets considérable, biffa, déchiqueta, réécrit. Elle se prêta à ce jeu plusieurs nuits
    durant. Quand elle eut arrêté son plan de campagne, qui prévoyait dans le plus grand détail chacun
    des meurtres, elle se dirigea vers la chambre conjugale pour régler le sort de Christian. Hélas, au
    pied du mur, une nouvelle déconvenue l’attendait : Edna, pour le dire en un mot, était incapable de
    tuer un homme ! Cette évidence la frappa de plein fouet, lui donna le tournis : elle n’était bonne
    qu’à commettre des meurtres de papier.


         Elle médita longtemps cette déconvenue. Sa vengeance inassouvie la hantait, le vaste piège
    qu’était sa vie mordait son âme à belles dents. Continuer comme avant ? Impossible. La chaîne des
    cinq boulets cisaillait ses chevilles, ses poignets et son cou. Elle devint agressive, ce qui ne fit
    qu’empirer les choses. Elle était dans l’impasse. L’écriture lui parut la seule issue possible.
         Une nuit, elle exhuma ses notes. En les relisant, elle y vit la matrice d’un honnête recueil de
    nouvelles noires. Elle ajouta un bref portrait de chaque victime – juste de quoi permettre au lecteur
    d’apprécier sa démarche – et travailla cette matière brute jusqu’à obtenir cinq récits, sobres et
    minutieux. Cinq morts imparables, adaptées, soignées. Rien de très original, mais un verbe élégant,
    et une cruauté qui forçait le respect.
         Lorsqu’elle fut satisfaite, elle alla déposer le manuscrit chez plusieurs éditeurs sous le
    pseudonyme de N.M. Hézis. Les plus grands déclinèrent – les nouvelles, ça ne se vend pas. Une
    lettre se voulait pourtant encourageante : si monsieur ou madame Hézis écrivait un roman du même
    cru, il ou elle serait lu (e) attentivement. Edna sourit ; elle ne comptait rien écrire d’autre, mais
    c’était gentil tout de même. Elle contacta alors de plus petites maisons, et fut reçue par un monsieur
    charmant, ancien instituteur, qui s’était juré de vouer sa retraite à la traque de nouveaux talents. Il
    était très impressionné. Elle insista sur l’anonymat nécessaire tant qu’elle vivrait : il accepta. Elle
    signa ; il publia.
         À la sortie du livre, Edna vint l’admirer, mais n’en voulut qu’un exemplaire. Elle palpa la
    couverture, la flaira. Elle caressa l’idée de laisser trôner l’ouvrage dans son salon, mais non :
    chaque chose en son temps. Elle feuilleta, serra le livre contre son cœur, puis le glissa au hasard
    dans une boîte aux lettres.
         Quelques semaines passèrent : l’éditeur l’appela, enthousiaste. L’accueil du livre était
    encourageant ! La presse locale avait prévu un papier. Tout espoir était permis.


         Et le matin suivant, la brume se lève sur un monde sans Edna. Christian se gratte les testicules
    et allume le téléviseur : il est toujours vivant, du moins autant qu’hier. À la maison de retraite,
    Gaspard engueule une aide-soignante, il est en pleine forme. Séline-avec-un-S, exsangue, bouche
    bée et langue tordue, vernit ses ongles de pieds en mauve dans une position scabreuse. Elle dit
    qu’elle va mouriiiiiir parce qu’elle a loupé le pouce et que le flacon de dissolvant est presque vide,
    mais on peut supposer qu’elle survivra. Johan ronfle toujours, malgré ces cris de perruche ; il s’est
    couché à l’aube, un œil poché. À ce détail près, on peut dire qu’il va bien. Pierrick a lancé sur
    Youporn une recherche insolite, à partir des mots-clef anus + rongeur + LSD, un copain lui ayant
    raconté un truc de dingue sur les frasques d’un type célèbre. Il a un peu de mal à bander, mais sa
    santé n’est pas en cause.
         Tandis qu’Edna est morte. Bien qu’elle ne soit pas là pour les appeler vingt fois, bien qu’ils ne
    puissent plus faire semblant de ne pas l’entendre, ils finissent par avoir la dalle, tout de même !
    Christian braille une fois, deux fois, sans autre écho qu’un lapidaire Vos gueules, je dors ! émanant
    de l’ami des bêtes. Il passe alors le bout de son nez dans la cuisine, puis le reste du nez, puis toute
    sa face rougeaude et son cou flasque. Il avise un post-it fluorescent, qui détonne sur la toile cirée à
    motif « calèches ». Edna l’écrivaine s’est offert un haïku pour épitaphe, car sa mort n’a rien d’un
    roman. Elle la veut dense, poétique, fulgurante.


                                                                            Du haut du pont
                                                                            Un bond
                                                                            Dans la rivière.


         Pour être honnête, elle n’a pas vraiment bondi. Trop le vertige. En haut du vieux pont à demi
    effondré, elle a d’abord gobé huit comprimés, puis elle s’est allongée au bord du vide sur la pierre
    encore chaude, cherchant du regard la Voie lactée. Elle a guetté l’engourdissement, qui est venu très
    vite ; elle s’est laissée gagner presque entièrement, jusqu’aux paupières. Ce n’est que quand le noir
    s’est fait, se sentant partir, qu’elle a rassemblé ses dernières forces pour basculer.
         Le résultat est le même : ils l’ont bien trouvée sous le pont.


         Cette mort a créé un drôle de vide. Le haïku d’adieu laissait place à toutes les interprétations.
    Aucun des proches d’Edna n’ayant la moindre envie de se sentir responsable, après un temps
    d’ahurissement, tous ont commencé à se tirer dans les pattes, se reprochant la perte de celle qu’ils
    aimaient tant, en fin de compte. Ils se sont jeté à la face, dans le désordre, tout ce qu’Edna ne leur
    avait jamais dit. Ce fut sanglant.

         Ils se déchiraient à belles dents depuis des mois, quand le monsieur timide est venu frapper à la
    porte, gêné comme tout. C’est que le livre avait fait son chemin ! C’est qu’il avait été lu, qu’il avait
    plu, qu’il marchait bien ! Plusieurs blogs en avaient salué la mécanique précise et bien huilée, et un
    chroniqueur de renom avait vanté une aigre plume trempée de bile, qui donnait du relief au vide. Ce
    qui ne voulait pas dire grand-chose, mais faisait apparemment vendre. Les lecteurs intrigués
    auraient aimé savoir qui en était l’auteur, plusieurs libraires le réclamaient ; on contactait son
    éditeur pour proposer, ici ou là, une signature. Au point qu’il aurait insisté pour la faire sortir de
    l’anonymat, si elle n’avait pas été morte !
         Le monsieur timide était bien embêté, le moment venu de régler les droits d’auteur. La dame
    n’étant plus là, c’est à ses ayants droit qu’il lui fallait donner les sous. On ne parlait que d’une petite
    somme, bien sûr, mais une somme tout de même. Que lui, l’intègre instituteur en retraite, n’aurait
    pas pu empocher sans rien dire, oh non ! Il se serait plutôt étouffé avec ses palmes académiques.
         À la vérité, tout intègre qu’il fût, il y avait bien pensé ; c’est même pourquoi il ne s’était pas
    présenté tout de suite. Le dilemme était conséquent : c’était l’occasion où jamais d’habiller de vertu
    une petite escroquerie, car le contenu du livre étant ce qu’il était, le cacher à cette famille endeuillée
    serait faire acte de charité, en somme...
         D’un autre côté, l’éditeur se disait qu’en apprenant le suicide follement romantique de
    l’auteure, le monde du polar pourrait bien s’enflammer comme un baril de poudre, propulsant Les
    boulets au firmament des meilleures ventes, hardiment chevauché par le monsieur timide. C’était
    tentant ; il fut tenté. Il vêtit donc son cynisme tout neuf des habits de l’honnêteté, et frappa à la
    porte.


         Et cette famille qui ne lisait pas se mit à lire. Et chacun se reconnut, et prit en pleine figure le
    coup qui lui était destiné. Leur morte chérie les assassina un à un, mot à mot. Troublant, d’être les
    cibles d’une morte ! De réaliser, à si peu d’intervalles, à quel point elle vous était nécessaire, à quel
    point vous la dégoûtiez !
         Le livre connut un peu de la réussite qu’escomptait le monsieur, qui devint moins timide. Un
    beau succès d’estime, plusieurs prix, des ventes hors du commun pour une si petite maison – pas de
    quoi rendre riche, mais de quoi rendre fier. Ou au contraire se consumer de honte, selon qu’on était
    l’éditeur, ou l’un des personnages. Nombre de critiques déplorèrent qu’Edna soit la femme d’un
    seul livre, mais le vieux monsieur n’avait pas de regret : elle n’aurait rien pu écrire d’autre. C’était
    l’œuvre d’une vie, un one shot, comme on dit. One shot pour cinq victimes, c’est un beau score !
    Elle avait bien visé.


         Pourtant, ils sont vivants. Les cinq boulets qui entraînèrent au fond de l’eau le corps d’Edna
    sont bien vivants. Mais ils morflent.
         Ils sont partis pour souffrir très longtemps. Ce sera une famille hantée, maintenant.


         Ainsi rumine Edna, en versant l’huile dans la friteuse. Elle aime ce scénario : il a de la classe.
    Pas évident à mettre en œuvre, mais qui sait ? Elle aimait écrire, au lycée.
         Mais travailler la nuit semble bien difficile – elle est si fatiguée… Il faut y réfléchir encore.
    D’une manière ou d’une autre, ils vont payer.

     

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