• Nouvelle 26 (Trophée Anonym'us) : En haut du poulailler de Benoit SEVERAC

    Nouvelle 26 (Trophée Anonym'us) : En haut du poulailler

     

    Rappel du principe ici et des suspects.

    Rappel du modus operandi : 26 auteurs édités et non-édités vont proposer une nouvelle noire ou polar (20.000 signes maximum). Les textes seront lus et jugés à l'aveugle de septembre 2016 à mars 2017 par les membres d'un jury (dont je fais partie) et qui se fera un grand plaisir de débattre et de délibérer pour trouver les gagnants. Ils seront trois à pouvoir participer au prochain festival des Pontons Flingueurs (en juin à Annecy) et le premier se verra également remettre une statuette en argile faite par l'organisateur.

     

    Nouvelle n°26 (en PDF et en EPUB)

     


    Avant ce jour-là, je n’avais jamais vu les choses sous cet angle.
    J’allais au boulot sans me poser de questions, parce que les questions ne
    m’aidaient pas. Elles restaient sans réponse.
    J’en arrivais toujours à la même conclusion : t’as qu’à fermer ta gueule. Qu’estce
    que tu peux y faire ? Les choses sont ainsi faites : t’es un ouvrier, tu trimes,
    tu gagnes des clopinettes, c’est normal. T’avais qu’à bien naître ou bosser à
    l’école. Les patrons, les ingénieurs, les architectes… Ils gagnent quatre, cinq, six
    fois plus que toi, c’est dans l’ordre des choses. Les révolutions n’y ont rien
    changé. Les révolutions n’apportent pas plus de justice, elles tuent les petits.
    Toujours. On remplace les gros par d’autres gros, mais les petits restent en bas.
    Alors, baisse la tête et continue à travailler comme une brute sans te mettre
    des idées dans la tête.


    Et puis, un jour… C’est con, parfois, la vie. Ça tient à rien. J’étais là-haut,
    j’écoutais une émission à la radio et ça parlait de poules. Oui, de poules ! Un
    journaliste ou un scientifique expliquait que pour repérer le coq dans la bassecour,
    il suffit de chercher celui qui est le plus haut perché… Sur le toit du
    poulailler, sur le dernier barreau d’une échelle, au somment d’un tas de paille…
    Le mâle dominant est systématiquement au-dessus des autres. C’est pareil pour
    les singes dans les arbres, pour les oiseaux… C’est pareil pour l’Homme !
    D’ailleurs, un des mecs qui parlaient à la radio, un professeur ou un truc comme
    ça, a expliqué que toutes les civilisations ont cherché à bâtir vers le haut. Il a
    donné l’exemple des temples mayas, des pyramides égyptiennes. Et puis il a
    parlé du Machu quelque chose chez les Incas, et des cathédrales du Moyen-
    âge, de la tour Eiffel, des gratte-ciels à New York… Aujourd’hui, ça continue aux
    Émirats Arabes avec ces tours qui atteignent le kilomètre. L’Homme a toujours
    fait ça. Pour voir plus loin, pour éviter les prédateurs, pour se mettre à l’abri des
    inondations et des feux de forêt, mais aussi et surtout pour affirmer sa
    domination sur les autres. C’est ce que ce professeur disait : le seigneur a
    toujours été au sommet des édifices construits par l’Homme, on n’y a jamais
    mis les gueux.


    Le jour où j’ai entendu cette émission à la radio, il y a eu un déclic dans ma tête.
    J’ai compris pourquoi je m’étais toujours senti bien dans ma cabine, en haut de
    ma grue.
    Je pensais que c’était physique comme bien-être, parce que grimper peut
    procurer le même plaisir que se laisser flotter entre deux eaux à la mer ou dans
    une piscine… On échappe à la pesanteur, à son propre corps ; on se sent
    vraiment plus léger.
    Ce jour-là, j’ai réalisé que c’était autre chose qui se passait chaque fois que je
    gravissais cette échelle : je m’élevais au-dessus des autres. Le mâle dominant
    du chantier, c’était moi.
    Je me suis dit « Putain, mais alors, t’es un seigneur ! »

     

    À partir de ce moment, je n’ai plus supporté de courber l’échine. Je me suis
    détesté de l’avoir fait pendant toutes ces années. J’ai détesté mon père de
    l’avoir fait avant moi, et de m’avoir inculqué cet asservissement, sans jamais
    m’expliquer qu’en fait, je pouvais être un seigneur moi aussi. Que j’étais un
    seigneur.


    J’avoue que ça m’a tourné la tête. J’ai commencé à envisager ma grue non plus
    comme un engin de chantier, mais comme le symbole de mon aristocratie,
    l’outil qui me permettait d’exercer mon pouvoir.


    J’ai continué à écouter cette station de radio qui m’apprenait des tas de choses
    sur ce que nous sommes, sur la façon dont notre société est organisée et dont
    nous reproduisons des schémas prédéfinis.
    Plus j’apprenais, plus je me libérais, plus je devenais fort. Je développais un
    sentiment d’invulnérabilité. Parfois, je me levais de mon siège, j’ouvrais les
    fenêtres de la cabine et je me mettais à crier, bras et jambes écartés… Des trucs
    du genre « Je suis le roi du monde » ou « Je vous emmerde tous ».
    Au début, je faisais en sorte que personne ne puisse m’entendre ou me voir,
    parce que même si je suis loin de tout, là-haut, en gueulant fort, on peut
    m’entendre d’en bas.
    Et puis, j’ai commencé à m’en foutre de savoir ce qu’on pensait de moi.
    Ça faisait marrer mes collègues, les premiers temps. Ceux qui me connaissaient
    croyaient que je faisais ça pour épater la galerie. Ils me chambraient gentiment.
    Mais je les envoyais se faire foutre. Je leur interdisais de m’adresser la parole
    désormais. Pour qui se prenaient-ils ? Savaient-ils à qui ils avaient affaire ? Estce
    ainsi qu’on parle à un seigneur ?
    Ils n’y ont pas cru, ils ont continué à s’amuser de moi.
    Puis je me suis arrangé pour ne plus les croiser au vestiaire. J’arrivais de plus en
    plus tôt sur le chantier, bien avant eux, avant même les ingénieurs, et je
    repartais après tout le monde. Grutier, c’est une fonction à part sur un chantier,
    on peut faire ce que bon nous semble en quelque sorte ; on ne dépend pas des
    autres. Il suffit qu’on fasse bien son boulot sans rien casser, sans blesser
    personne. On n’a pas des comptes à rendre en permanence à un petit chef.
    À la fin, je ne mangeais plus avec eux, je restais là-haut, je ne répondais même
    plus quand on m’appelait au talkie-walkie, sauf si ça avait à voir avec le chantier
    évidemment. Quoique, parfois…

     

    Mes collègues ont cessé de sourire en parlant de moi. Petit à petit, ils ont pris
    conscience que je ne plaisantais pas, que je n’étais pas comme eux, que je
    n’étais plus comme eux.
    Mes anciens copains ont essayé de me parler, de me demander ce qui se
    passait, si j’avais des problèmes… Comme si c’était moi le problème, comme si
    j’étais celui qui n’allait pas ! Ils avaient vraiment de la merde dans les yeux ! À
    croire qu’ils le faisaient exprès.
    On s’est engueulé, ils ont dit que j’étais devenu « un sacré connard », ils m’ont
    mis en garde contre moi-même. Les ignares. C’est tout ce qu’ils ont trouvé. Si ça
    leur plaisait de continuer à se comporter comme des cloportes, grand bien leur
    fasse ! Moi, je valais mieux que ça, mieux qu’eux en tout cas.


    Ils ont commencé à dire que j’étais fou. À la radio, toujours sur cette même
    chaîne, c’est ce qu’ils expliquaient au sujet des foules : depuis toujours on fait
    passer les visionnaires pour des déments ou des sorciers. On les brûle. Quand
    tu veux te débarrasser de ton chien, tu n’as qu’à dire qu’il a la rage.
    Ils ont prétendu que j’étais dangereux. Question de sécurité. On ne confie pas
    une grue à un malade des nerfs. Ça peut mal finir.
    La suite des événements était prévisible. J’aurais dû me méfier et mieux
    dissimuler mon jeu, m’efforcer de passer inaperçu… Mais ce n’est pas ce que je
    recherchais.


    Ils en ont parlé au chef de chantier, qui en a parlé à l’ingénieur, qui en a parlé
    au patron.
    C’est ainsi qu’ils procèdent, ces croupions assujettis. L’un d’eux se rebelle, et au
    lieu de le soutenir, d’en tirer une leçon et de suivre son exemple, ils le
    dénoncent et lui jettent la pierre. Je leur renvoyais trop l’image de leur propre
    impuissance, de leur lâcheté. C’est pour cette raison qu’ils ont voulu me faire
    taire.


    Aujourd’hui, finalement, je suis dans mon rôle. Chacun à sa place, c’est mieux
    ainsi : moi en haut, eux en bas. Je les domine pendant qu’ils s’agitent pour
    trouver un moyen de me faire descendre.
    Après avoir essayé de me déloger par la ruse, ils vont tenter par la force. Ils
    n’ont aucun autre argument.
    Les flics ne me font pas peur. Ils ont laissé une compagnie de CRS en
    stationnement à l’entrée du chantier. Ils ont également posté des hommes sur
    les toits avoisinants. Je les vois distinctement.
    Quand j’ai commencé à me servir de la benne à béton comme bélier pour
    défoncer les immeubles autour du chantier, ils ont rapidement coupé
    l’alimentation de la grue, et donc du chauffage de la cabine.
    J’ai froid maintenant, j’aurais dû faire cela à un autre moment de l’année.


    Malgré tout, j’ai eu le temps d’écraser quelques grosses voitures, notamment
    celles de l’ingénieur et du patron qui étaient venus parlementer avec moi, ainsi
    que l’énorme 4X4 de l’architecte.
    C’était gratuit comme geste, mais ça m’a fait du bien.
    Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir prévu assez de stocks de nourriture et
    d’eau pour tenir plusieurs jours… Ils m’auront à l’usure, c’est certain.
    Pour l’instant, vu que je me tiens tranquille, ils ne bougent pas. Ils ont
    probablement reçu l’ordre de ne pas me provoquer. Le temps joue pour eux.

     

    C’est bête que ça finisse si vite. J’aurais dû en profiter pour faire… Je ne sais pas,
    il y a tant de possibilités qui s’offraient à moi… Une action d’éclat ! Je n’aurais
    rien eu contre l’idée de redresser quelques torts avant de faire une sortie
    triomphale.


    France 3 est là, ils ont planté leurs caméras au pied de la grue dès qu’ils ont
    appris qu’un forcené s’y était replié et refusait d’en descendre. J’aurais pu tirer
    avantage de leur présence. Avec un peu de chance et en tenant une semaine ou
    deux, les médias nationaux se seraient emparés de l’affaire.
    J’aurais dû mieux calculer mon coup ! Comme d’habitude, je me suis fié à mon
    instinct et j’ai foncé sans aucune préparation. C’est dommage.


    Il aurait fallu que j’aie des revendications. Mais lesquelles ? Je n’ai pas les mots.
    Et puis, je n’y connais rien en politique, on ne m’a jamais appris à réfléchir à
    tout ça.

    Ils vont m’envoyer en taule. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, a été
    habitué à observer le monde depuis un sommet, la vie va paraître bien fade,
    sans vue.
    Sans parler de l’humiliation au moment où ils vont m’arrêter et me juger !
    Un seigneur assiégé se laisse-t-il prendre vivant quand son bastion est sur le
    point de tomber aux mains de l’ennemi ?
    Il faudrait que je trouve un moyen de mourir les armes à la main. Le problème,
    c’est que j’ai jeté tous les outils que j’avais sur la tête des flics.


    Je ne vois qu’un moyen de leur infliger une dernière perte : leur balancer le
    dernier poids mort qui me reste.


    J’attendrai le petit jour pour voir une dernière fois le soleil se lever sur mon
    royaume, et pour que France 3 puisse filmer ma chute. La lumière sera alors
    parfaite. Leurs caméras pourront témoigner que, jusqu’au bout, mon visage
    n’aura pas tremblé et j’aurai gardé un rictus plein de mépris.

     

    Nouvelle 26 (Trophée Anonym'us) : En haut du poulailler

    « Le souffle, la conscience et la vie : Chroniques d'un médecin réanimateur de François Fourrier(I Can't Get No) Mastication de Jean-Luc Bizien »

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